Voilà déjà bien longtemps que la musique improvisée a pris ses distances avec la posture adolescente de ses premières années révolutionnaires qui, sous prétexte de rompre avec le préalable et la transcendance d’un texte à “interpréter” dans l’instant d’une mise en jeu par nature toujours seconde et différée, l’autorisait à se prévaloir, dans l’instantanéité où elle se fondait, d’un rapport direct à l’impulsion créative, affranchi en quelque sorte de toute référence au passé, forcément aliénante. Sans qu’ils renoncent à la dimension authentiquement subversive d’un geste tout à la fois politique et poétique de déconstruction radicale des formes et normes culturelles dominantes, ce que tous les grands improvisateurs n’ont au contraire cessé d’expérimenter et de mettre en lumière dans leur pratique c’est à quel point leur geste, aussi spontané fut-il dans son expression, était hanté, nourri, peuplé par une multitude d’histoires et de mémoires, relevant autant de l’intime que de l’inconscient collectif, qu’il s’agissait non pas de nier ou de refouler comme autant de vestiges d’un “ordre ancien” à effacer, mais au contraire d’accueillir, de reconnaitre, de libérer même — faisant (re)surgir dans le flux du discours tout cet entrelacs d’affects et d’artefacts qui nous fondent pour les remettre en mouvement dans le champ et la perspective d’une relation revisitée à soi-même et à l’autre.

C’est ce paradoxe fécond entre surgissement et réminiscence que Régis Huby, Bruno Chevillon et Michele Rabbia, réunis au sein du trio Codex, ont décidé de placer au cœur de leur nouveau projet, cherchant à chaque instant à saisir dans la spontanéité du geste improvisé la présence/absence d’une histoire en travail. Comme pour incarner en temps réel ce dédoublement continuel du discours et faire entendre, en en soulignant les apparitions fortuites, les traces structurelles d’une voix antérieure/intérieure résonnant dans toute projection sonore et en ordonnant inconsciemment les développements, chaque musicien au sein de ce trilogue met en jeu, en plus de ses talents d’instrumentiste, tout un système personnel de traitement électronique du son (pédales, filtres, samples, reverbs et autres effets de loops…), sélectionnant et métamorphosant, dans la matière vivante et organique d’un discours authentiquement collectif, des événements ou des motifs particuliers, pour immédiatement les réintroduire dans le flux et les retravailler, enrichis d’une sorte d’épaisseur mémorielle. C’est dans cet entre-deux (dans ce “va et vient”), placés en quelque sorte face à leur propre discours dans une attitude critique s’apparentant à l’“attention flottante” expérimentée par la psychanalyse, que les trois musiciens, tout à la fois créateurs et premiers lecteurs de ce feuilleté d’impressions et de temporalités compilées, développent ici la profonde singularité de leur univers — l’essentiel de leur “travail” consistant à se mettre en situation de tout à la fois concevoir, fabriquer, traverser, sonder et déplier la complexité de ce mille-feuille émotionnel d’une extraordinaire densité de matières, de timbres et d’intensités vibratoires.


Se déroulant et s’organisant sans coupe ni montage en une suite de longs plan-séquences fluides et virtuoses générant leur dramaturgie par de subtils effets de translations, de loupe et autres changements de focale creusant d’abyssales profondeurs de champs, la musique de Codex, à la fois onirique et romanesque, ouatée, méditative et violemment pulsionnelle, sonne au final comme une sorte d’ambient dont la temporalité serait définitivement moins statique que savamment “ralentie” par cette mise à distance réflexive. Comme si régie par ce double mouvement quasi-simultané d’inscription et de déchiffrement, son écriture en temps réel sur la page vierge d’un instant toujours à venir était aussi la mise à nu de traces énigmatiques révélant l’existence d’un (pré)texte constituant l’architecture secrète de l’improvisation — magiquement revivifié au prisme de ce miroir déformant.
Stéphane Ollivier